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Paroles de salarié.es

« Lorsque le Groupe Job’agglo m’a proposé d’écrire le portrait de certains salariés,  j’ai très vite mesuré la portée de ce travail. Il ne s’agissait plus seulement d’enseigner une langue à ceux que la guerre, la peur, l’oppression avaient contraint à l’exil, il s’agissait de restituer avec justesse et pudeur ce que l’Histoire avait fait d’eux.
J’ai alors essayé de dresser non pas des portraits génériques  mais des présences réelles et incarnées. Le but n’était pas d’informer (on s’informe trop et on comprend si peu) mais de laisser, par l’écriture, quelque chose de plus durable : une parole qui oblige à détourner les yeux du confort de nos certitudes. »
Nathalie Camminada – Formatrice en Français Langue Étrangère pour le Groupe Job’agglo

Olha

« Je devais partir pour rester vivante. Rester, c’était mourir »

Avant, la vie d’Olha était douce. Elle vivait à Okhtyrka, une petite ville ukrainienne blottie au nord-est du pays. Elle était manager commerciale et coach sportive. Elle menait une existence paisible avec Kyrylo, son fils de 6 ans. Leur maison incarnait ce bonheur auquel elle aspirait.

Mais ce havre de paix s’est effondré en février 2022, lorsque les premiers chars russes ont franchi la frontière. Okhtyrka, point stratégique, fut l’une des premières villes à subir l’invasion russe. Olha n’oubliera jamais ce jour où un drone russe a bombardé la maison de ses voisins. L’explosion a pulvérisé les murs d’à côté et soufflé une partie de sa maison. « Tout s’est passé si vite. En quelques minutes, il ne restait presque plus rien », raconte-t-elle, le regard perdu dans les souvenirs. Avec son fils, elle s’est précipitée dans une cave, leur seul abri contre les bombes. Mais un abri sombre et exigu qui n’offrait qu’une maigre protection contre le fracas incessant des bombardements. À l’extérieur, la température tombait parfois à -10 °C. « Je serrais Kyrylo contre moi, pour qu’il ait chaud, pour qu’il se sente en sécurité. Je me devais d’être forte. Je me devais de le protéger. Alors je ne pleurais pas. Je ne lui montrais pas que j’avais peur. » Mais chaque jour, les explosions se rapprochaient un peu plus. Chaque nuit, le grondement des tanks semblait plus fort. « Nous espérions que cela s’arrête mais les choses empiraient. » Là, dans l’humidité glaciale, sans eau, sans électricité ni nourriture, ils sont restés dix jours. Dix jours à attendre. Dix jours à écouter cette guerre qui broyait tout sur son passage. Ils n’avaient rien Juste l’espoir que ça s’arrête.

« J’ai dû tout abandonner »

Un matin, épuisée par l’angoisse et le froid, Olha prit une décision qu’elle n’aurait jamais imaginé prendre un jour : fuir. La mairie avait organisé des bus pour évacuer les civils. Olha remplit une petite valise avec quelques affaires pour elle et Kyrylo. « J’ai dû tout abandonner : ma maison, mes souvenirs, ma vie, mes rêves. C’était très dur. Mais je n’avais pas le choix. Je devais partir, pour rester vivante, pour sauver Kyrylo. Rester c’était mourir ». Olha et Kyrylo ont embarqué dans l’un des bus bondés, quittant une ville qu’elle ne reconnaissait pas. Elle n’était plus qu’un champ de ruines.

Après un périple éprouvant fait de silences et d’inquiétudes, ils trouvèrent refuge à Poltava chez les parents d’amis qui leur offrirent un toit et un semblant de répit. Mais cet abri ne fut que temporaire. Il fut à son tour menacé. Le dépôt de carburants le plus proche fut réduit à néant par l’armée russe. Comment allaient-ils pouvoir fuir sans essence ni argent ? Et il y eut ce jour. Alors qu’Olha s’évertuait depuis des semaines à dire à son fils que tout allait bien et qu’il ne devait pas s’inquiéter (elle aurait tout tenté pour préserver l’innocence de son fils), Kyrylo la regarda fixement, des larmes roulait sur les joues : « mais non maman, rien ne va bien. C’est faux ». A cet instant, Olha lut la peur dans les yeux de son enfant. D’ailleurs, les jours qui suivirent Kyrylo pleurait beaucoup. Ses nuits étaient peuplées de cauchemars. Olha comprit qu’elle ne pouvait pas rester. Elle devait protéger son fils et atténuer ses peurs. Se cacher plus longtemps en Ukraine n’était qu’un sursis fragile. Il fallait fuir ce pays. Pour leur survie, ils allaient partir pour la Pologne.

Mais ce voyage s’annonçait comme une épreuve. La veille de leur départ, une gare prés de Poltava fut frappée par des missiles russes, tuant des dizaines de civils. Olha ne pouvait pas s’empêcher de penser que cela pouvait leur arriver à eux aussi. Le train qui devait les conduire en Pologne était bondé. Les passagers étaient entassés les uns contre les autres, sans espace pour s’assoir ou même respirer. Pour dormir, c’était à même le sol. Les consignes étaient strictes : interdiction d’utiliser les téléphones portables. Les wagons devaient être plongés dans l’obscurité. Après plus de 24 heures de voyage, ils atteignirent enfin la Pologne. Mais la frontière fut à la fois un soulagement et une désillusion. Les camps d’accueil débordaient. Il n’y avait pas de place pour Olha et Kyrylo. Après deux jours à attendre, Olha prit une nouvelle décision : partir pour l’Allemagne. Alors ils partirent à nouveau. Mais là encore il n’y avait pas de place pour cette maman et son enfant. Olha était prête à parcourir le monde pour protéger son fils. Elle espérait trouver un ailleurs pour préserver son enfant des bombes.

Après une nuit d’attente où le silence était brisé par quelques murmures d’espoir, ils grimpèrent dans un nouveau bus pour rejoindre la France. Ils firent d’abord une brève escale à Lyon et arrivèrent à Clermont-Ferrand, ville dont Olha n’avait jamais entendu parler. Là, des bénévoles d’une association pour l’Ukraine les accueillirent chaleureusement. Il y avait Thierry. Il y avait Bernard. Il y avait Christine. « Ils nous ont pris dans leurs bras. Je ne comprenais pas ce qu’ils disaient mais leur gentillesse me faisait du bien ». Depuis cet instant, Christine et son mari Bernard « sont ma famille de cœur ». Ils l’ont aidée à se loger. Christine se chargeaient des documents administratifs d’Olha et de son fils. Kyrylo, entouré d’autres enfants ukrainiens, a progressivement retrouvé l’élan naturel de l’enfance.

« Je ne pensais rester que quelques semaines »

Les premiers temps furent difficiles pour Olha. « Je ne pensais rester que quelques semaines ». Mais les semaines sont devenues des mois. L’urgence était de comprendre ce langage dont elle ignorait tout. Elle a alors commencé des cours de Français Langue Etrangère. Mais pendant un an les mots glissaient sur elle, incapables de s’accrocher à sa mémoire. Sa tête était ailleurs, encombrée de tout ce qu’elle venait de vivre, de ses angoisses, de sa peur de ne pas subvenir aux besoins de son enfant. Son logement était un refuge mais pas encore un « chez-soi ». Elle a ensuite commencé à travailler comme agent d’entretien dans un restaurant à Issoire. Mais sa vie s’organisait difficilement. Elle garde de cette période un souvenir douloureux. Elle en parle encore les yeux larmoyants. Et pourtant Olha ne s’est jamais résignée.

Après plus d’un an en France, elle a fini par entrevoir un éventuel futur.

Alors qu’elle participait à un bilan pour ses cours de FLE, Olha a rencontré une encadrante technique de Job’agglo. Elles ont échangé sur son parcours et ses souhaits. C’est ainsi que cette professionnelle a proposé à Olha d’intégrer Job’chantiers à Issoire, spécialisée dans la promotion de la mobilité douce. « Au départ, je ne savais pas trop où j’allais. J’ai dit oui, comme ça. Pourquoi pas ? Aujourd’hui, je peux dire que Job’agglo est une chance pour l’avenir. J’ai rencontré des personnes patientes, des personnes qui m’écoutent. » Depuis son arrivée à Job’agglo, Olha a suivi plusieurs formations en français. Désormais, elle comprend, elle parle, elle lit…elle sourit et rit aussi. Elle est farouchement déterminée à poursuivre son apprentissage de la langue afin d’obtenir un diplôme de langue française, le DELF A2. Ce serait pour elle un passeport pour intégrer une formation pour (re)devenir coach sportive en France. En parallèle, elle a entamé des cours de conduite, un défi qu’elle aborde avec ténacité et pour cause, elle aurait dû passer son permis en Ukraine quelques jours après l’invasion de sa ville par la Russie. Depuis son arrivée à Job’agglo, elle a effectué plusieurs stages dans différentes salles de sport. Et c’est là où elle a toujours envie d’être. D’ailleurs, lorsqu’elle parle de son travail à Job’agglo elle dit avec un large sourire : « ce que je préfère c’est le contact avec les gens. Ce sont les ateliers avec le public que j’aime. Je retrouve un peu de ma vie d’avant, de mon ancien métier de coach sportive. Cela me donne de l’énergie. » Aujourd’hui, Olha envisage à nouveau un futur pour elle et son fils…

De la cave lugubre d’Okhtyra au chantier d’insertion d’Issoire, chaque étape l’a rapprochée un peu plus de son but : offrir un avenir serein à son enfant et redonner un sens à cette vie que la guerre a brisée.

Ahmad

L’histoire d’Ahmad commence dans un petit village Syrien, Kafr Shams, bercé par les vents du Hauran et assombri par les tumultes de l’histoire. Là-bas, la vie était rude. L’eau courante ne coulait qu’une fois par semaine pour toutes ces familles accablées par un pouvoir autoritaire. Ahmad était l’un des neuf enfants d’une fratrie de quatre filles et cinq garçons.

Jusqu’à ses dix ans Ahmad allait à l’école. Mais sa vie d’écolier fut rapidement interrompue, non pas par des caprices de l’enfance, mais par un fait d’une tragique banalité sous le régime Syrien : son père, policier de profession, fut arrêté pour avoir déplacé, de manière jugée inappropriée, des portraits de Bachar Al-Assad, dans un bureau officiel. Une faute symbolique, politiquement intolérable qui lui valut quatre années de prison. L’absence du père obligea quatre de ses fils à travailler. Ahmad n’avait que dix ans quand il entra chez un tailleur. Il y resta pendant trois années. Il fallait nourrir les siens.

L’enfer

Encore adolescent, Ahmad rejoignit ensuite les rangs des ouvriers dans une usine de détergents aux abords de Damas. Quatre années d’odeurs chimiques et de gestes répétés presque jusqu’à l’usure. Mais « ce n’était rien », murmure Ahmad avec pudeur, le regard gêné …parce ce que ce qui l’attendait allait être tellement pire. En 2006, Ahmad fut contraint de faire son service militaire. Deux années sous l’uniforme d’un état autoritaire, dans une armée dont la discipline tenait moins du règlement que de la brutalité pure. « Difficile, difficile… », répète inlassablement Ahmad. Et derrière ce mot, il n’y a ni pathos ni exagération mais une réalité glaçante. Nourries une seule fois par jour, les jeunes recrues ne recevaient de la viande qu’une fois toutes les trois semaines. Mais ce qui aurait pu être une maigre consolation devenait un piège. Chaque morceau de viande ingurgité pouvait être suivi de sévices. Les supérieurs, dans une mécanique sadique, les punissaient dès que leur corps retrouvait un semblant d’énergie. Ahmad raconte comment on les forçait à s’allonger, à plat ventre, nus sur le goudron brûlant ou à marcher les pieds nus sur des ronces tranchantes. Le but n’était pas de former des soldats mais de briser des hommes.

Après deux mois, Ahmad était méconnaissable. Lorsque sa mère le revit brièvement, lors d’une visite contrôlée et surveillée, elle ne reconnut pas son propre fils. Vint ensuite l’aberration punitive : pour un retard de deux minutes à une réunion de sa section militaire, Ahmad fut emprisonné. Un mois dans le noir complet. Un mois sans lumière et sans repères. Là, il subit l’humiliation systématique. Il devait rester debout, toute la journée, sur un pied avec la ferme interdiction de s’asseoir, de fléchir ou de s’allonger. Pour dormir, il ne lui était permis que d’appuyer sa cuisse contre un mur. Et si d’aventure, son corps cédait, la sanction était immédiate et violente.

Après l’humiliation de l’armée, Ahmad aurait pu sombrer dans l’amertume. Mais l’instinct de vie était plus fort. Il trouva un emploi dans une usine de céramique où il travailla pendant quatre années. Ce travail était éreintant. À la chaleur des fours se mêlaient la poussière et le bruit. Mais « là-bas au moins les gens étaient gentils », dit simplement Ahmad. Avec les autres ouvriers, ils formaient un cocoon de camaraderie réconfortant.

L’exil

En 2010, la vie lui offrit un moment de grâce : Ahmad épousa Amira. Deux ans plus tard naissait Omar, leur premier fils. Mais en 2012, fut l’année de la rupture, celle où les bombes tombèrent sur les villes, les villages et sur Kafr Shams. La guerre civile entra dans sa phase la plus sanglante. Ahmad se souvient des sifflements des obus, de ces six jours passés cloîtrés, affamés, à attendre un improbable répit.  Il raconte comment avec Amira, ils réservaient le peu de pain aux enfants du voisinage. Les adultes devaient se contenter de quelques gorgées d’eau. Et un matin, il y eut comme un soupçon de trêve. Alors pour Ahmad, c’était peut-être le moment de partir. De fuir. Avec son bébé, sa femme et ses parents, ils laissèrent tout : leur maison, leurs souvenirs, leur vie. Ils n’emportèrent avec eux que les vêtements qu’ils avaient sur le dos depuis le début des bombardements. La fuite fut une course effrénée de 24 heures. Ils empruntèrent des chemins où à chaque instant tout pouvait arriver. Ils traversèrent le Sud de la Syrie à pied d’abord, en voiture ensuite. Ils arrivèrent enfin dans la plaine de Bekaa au Liban. Dès les premières minutes, Ahmad comprit qu’ils n’étaient pas les bienvenus. Le regard des uns, la méfiance des autres, tout laissait à penser qu’ils ne seraient jamais chez eux dans ce pays. Ils allaient devoir mener une nouvelle bataille : celle de l’exil. Leur première maison fut un abri de fortune plus qu’un réel domicile. Il s’agissait d’un structure en parpaings sans portes ni fenêtres. Les ouvertures béantes laissaient passer le froid, le vent et la poussière. Il fallait les calfeutrer avec ce qu’ils trouvaient : des bâches en plastique ou des couvertures. Mais malgré tout, la vie avançait. Ahmad et Amira eurent trois enfants : Kamas, Rihad et Rahaf. Trois naissances dans des conditions inhumaines, marquées par la pénurie et la précarité. Rahaf ne survécut pas  à cette vie misérable. La mémoire de cette petite fille, morte dans l’indifférence, hante encore Ahmad qui ne parvient qu’à chuchoter son prénom. La santé fragile de Rihad préoccupa également, longuement, Ahmad et Amira. Son souffle s’arrêta plusieurs fois, une fièvre menaça de l’emporter, elle aussi. Mais elle s’est accrochée. Un miracle qui donne encore aujourd’hui le sourire à ce papa. Mais le plus insupportable pour Ahmad c’était l’indifférence des médecins libanais. Aucun n’acceptait de soigner les enfants syriens. Et lorsqu’un enfant syrien mourait, certains s’en réjouissaient presque.

Le soutien est venu d’ailleurs. Des Nations Unies. Grâce à leur aide, Ahmad a pu faire poser des portes et des fenêtres à leur abri. « Ça ressemblait presque à une maison ». Pour nourrir les siens, Ahmad n’eut pas d’autres choix que d’accepter un travail harassant dans une usine locale. Il devait travailler seize heures d’affilée, de 17 heures à 9 heures du matin, sans aucune pause. Mais pour les siens, Ahmad était prêt à tout.

Rejoindre le pays de Zizou, un rêve !

Après des années de misère, c’est une proposition venue « d’en haut » qui allait bouleverser le destin de cette famille. Les Nations Unies encouragèrent Ahmad et les siens à quitter le Liban. « Encore quitter », dit Ahmad avec des étoiles dans les yeux, mais cette fois ce n’était plus fuir, c’était partir. Un départ encadré et officiel. On proposa à Ahmad deux options : l’Allemagne ou la France. Ahmad n’hésita pas une seconde. La France pour lui, c’était plus qu’un pays, c’était un symbole. C’était le pays de « Zizou ! ». Depuis qu’il était enfant, il supportait l’équipe de France de football. Donc son choix était évident. Il irait en France dans le pays de son idole. Un rêve !

Le jour du départ, Ahmad, Amira et leurs enfants rejoignirent Beyrouth. A l’aéroport, l’ambassadeur français les attendait, en personne. Il les salua un à un et leur fit ses adieux. Ahmad et sa famille s’envolèrent pour Paris et ensuite pour Clermont-Ferrand. Pour la première fois de leur vie, on les attendait. Une association s’est ensuite occupée de leurs démarches administratives. On leur a rapidement proposé un logement dans un petit village auvergnat, Saint Georges de Mons. Amira et Ahmad commencèrent ensemble une formation intensive de Français Langue Etrangère de quatre cents heures.

Puis, la famille s’agrandit. Myriam vit le jour en 2018 et Riham en 2021. Mais en 2019, le passé ressurgit là où on ne l’attendait pas : dans le corps. Depuis plusieurs mois, Ahmad souffrait du dos, un mal ancien, que les années de sévices dans l’armée ou les durs labeurs dans les usines ont fini par graver dans la chair. Un médecin de Clermont-Ferrand lui dit ce que personne ne voudrait entendre : « sans opération vous ne marcherez plus jamais ». Alors il accepta l’opération. Il faudra plus d’un an avant qu’Ahmad ne remarche sans douleurs. Il gardera des séquelles lourdes : il ne pourra plus jamais porter une charge de plus de dix kilos

« Ici, je suis un humain, tout simplement »

Après l’opération il lui fallut réinventer une vie. En 2020, une opportunité s’offrit à lui : l’association Avenir de Riom lui proposa de travailler comme agent d’entretien des espaces verts. Ici, pas de cadences inhumaines, pas d’ordres hurlés, pas de coups, juste un travail qui respectait le corps et les personnes. « Là-bas, j’étais un humain, tout simplement », dit-il presque étonné. Puis, vint une nouvelle étape : Ahmad rejoignit le groupe Job’agglo, cette fois-ci comme agent d’entretien. Il travaille toujours avec cette structure aujourd’hui. Là, il se sent entouré et écouté. « Ici, je suis un humain » répète-t-il encore et encore. A Job’agglo on ne le voit pas comme un réfugié mais comme un homme.

Ahmad parle peu de lui. Alors, cette confession, il nous l’a chuchotée avec pudeur Beaucoup de pudeur. Chaque mot était retenu. Aujourd’hui, c’est une nouvelle page qu’il écrit mais pas une revanche, une simple nouvelle page. Il ne souhaite pas retourner en Syrie. Pas maintenant. Peut-être jamais. Quand on lui pose la question, il détourne le regard et baisse la voix : « les souvenirs sont encore trop difficiles ». « Les français vivent au paradis mais ils ne le savent pas », dit-il sans aucune provocation, ni critique. C’est un simple constat. Une phrase désarmante qui dit tout de l’écart entre les mondes.

Ilyas

« Je suis né l’année des massacres » confie Ilyas, presque à voix basse, parce qu’au Mali les Touaregs ne se réfèrent pas à un calendrier. Ils ne découpent pas le temps en mois ou en jours mais au travers d’évènements qui marquent la communauté. Ilyas a vu le jour l’année où des milices créées par l’Etat malien massacrèrent des Touaregs soupçonnés de soutenir des rebellions. Ilyas est venu au monde dans la brousse, dans la région de Kidal, dans une famille nomade Touareg. Cette vaste étendue désertique tient lieu d’acte de naissance. C’est ainsi que son histoire commence, entre peur et nomadisme.

La vie d’Ilyas a toujours été rythmée par les déplacements, dictés par la recherche d’eau et pâturage pour le bétail. Il n’a jamais fréquenté de salle de classe. Chaque journée était une leçon de vie, un apprentissage qui prenait racine dans le souffle du désert et la mémoire des anciens. Il a passé sa petite enfance à jouer, observer et apprendre la vie quotidienne en développant progressivement des compétences utiles pour le groupe. Il se souvient avec une tendresse amusée le jour où il a fabriqué sa première guitare avec des freins de vélo et un vieux bidon que des adultes avaient ramenés d’un marché. « Le son n’était pas beau mais il y avait du son ». Vers douze ans, comme tous les enfants Touaregs, Ilyas a commencé à prendre part aux tâches de la communauté : il gardait, avec les autres enfants de son âge, les veaux, les chamelons et les chevreaux séparés de leurs mères afin que celles-ci puissent se nourrir. Le soir, les adultes regroupaient le troupeau et les petits retrouvaient leurs mères pour qu’elles les allaitent. Chaque jour était marqué par la recherche d’eau. Les hommes creusaient des puits avec un système ancestral de seaux et de poulies. Mais, avec une tristesse contenue, Ilyas confie que trouver de l’eau et de l’herbe devenait de plus en plus difficile, rendant le quotidien éprouvant. Les sécheresses récurrentes privaient sa communauté des ressources essentielles. Le bétail, pilier de leur subsistance commençait à mourir. D’ailleurs, chez les Touaregs on ne dit pas qu’il fait beau lorsqu’il fait soleil mais lorsqu’il pleut.

Ilyas raconte également comment les nuits se remplissaient de chants, de danses et de musiques. Les femmes jouaient du tendé et les hommes dansaient. A cet instant-là, la voix d’Ilyas se fait de plus en plus basse comme s’il cherchait à préserver la fragilité de ce monde nomade. Il se tait quelques secondes avant de reprendre. « En 2012, tout ça c’est fini ». Des groupes islamistes ont pris le contrôle du nord du Mali et ont interdit à tous d’écouter et de jouer de la musique. On confisquait ainsi aux Touaregs une partie de leur âme. La vie s’annonçait encore plus rude pour Ilyas et les siens. Les groupes islamistes imposaient de lourdes contraintes aux Touaregs : sous la menace les familles devaient payer des dettes en cédant des animaux, qui étaient la plus grande richesse de ce peuple nomade. Mais la pression allait bien au-delà d’un simple pillage. Les islamistes cherchaient également à enrôler par la force les hommes et même des jeunes Touaregs pour combattre à leurs côtés. Le désert, pourtant si vaste et si familier, ne protégeait plus ceux qui le chérissaient depuis toujours. Les groupes islamistes se cachaient partout. Échapper à leur contrôle était presque impossible.

L’année 2015 va marquer un tournant dans la vie d’Ilyas. Alors que le gouvernement malien tentait d’engager un dialogue de paix avec certains groupes Touaregs, les organisations islamistes poursuivaient leurs actions violentes. Elles accusaient le peuple d’Ilyas de complicité avec ceux qui réclamaient l’indépendance. Les représailles se multipliaient. Des familles furent massacrées. Face à cette escalade de terreur, Ilyas et sa famille prirent une décision difficile mais inévitable : quitter leur terre natale, abandonner le désert. Ils rejoignirent un camp de réfugiés à la frontière du Niger. Mais même là, le danger n’était jamais bien loin. Les islamistes rôdaient autour du camp. Face à cette menace persistante, la famille d’Ilyas dut s’éloigner pour trouver un camp plus sûr. Habitué à une vie rythmée par le travail quotidien et les responsabilités, l’ennui s’installa rapidement chez Ilyas. Il se sentait inutile. « Dans ce camps, il n’y avait rien à faire ». Les journées s’égrenaient lentement. Alors Ilyas fit un choix qui allait bouleverser à nouveau sa vie : partir… mais partir seul. Chercher du travail, survivre autrement. L’Algérie, pays voisin, offrait des perspectives. C’est là qu’il pensait commencer un nouveau chapitre de son histoire. Malheureusement, après trois mois de recherches infructueuses, il lui fallut continuer à chercher ailleurs. Il opta pour la Libye. Là, il trouva du travail dans une boulangerie. Il se sentait à nouveau utile. Il aimait ce travail. Tous ces gestes simples lui rappelaient la vie organisée et rythmée de son enfance. Mais le quotidien dans ce pays restait difficile. Des milices faisaient régner la terreur. Elles réclamaient de l’argent aux uns et emprisonnaient les autres de façon arbitraire. La peur était omniprésente. Ilyas comprit rapidement qu’il ne devait pas s’attacher à cet endroit. Il devait encore partir. C’est dans ce climat torturé qu’il se tourna vers des passeurs. Pour 1500 dinars, ils lui promettaient un passage vers l’Europe, sur un bateau de fortune. Ilyas avait entendu maintes histoires dramatiques sur ces embarcations. Mais ce voyage était aussi porteur d’espoir, aussi fragile fut-il. L’espoir de retrouver une sécurité, un travail, la paix. La traversée fut un vrai calvaire. Les passeurs les avaient entassés au point que certains peinaient à respirer et perdaient connaissance. Le bateau fut intercepté par une ONG de sauvetage qui les débarqua à Lampedusa. Ilyas fut conduit à Palerme et ensuite à Bénévent. C’est là qu’il trouva un travail. Il fut engagé comme palefrenier pendant neuf mois. Il aimait l’Italie et sa langue qu’il trouvait jolie mais il aimait davantage la langue française. Il manifestait un attachement particulier à cette langue héritée de l’époque coloniale et qui perdurait dans les écrits administratifs et médicaux maliens. Même si dans le désert il ne l’avait jamais apprise, il en avait entendu les échos. Le français devenait un fil invisible entre son passé et ses espoirs. C’est alors qu’un autre besoin s’imposa à lui : retrouver le français qui lui rappelait le Mali, le Mali de ceux qui savaient écrire. Un départ de plus, mais cette fois, guidé par une attirance intérieure : rechercher des racines enfouies.

Il transita par Nice, Marseille, Paris et enfin Dijon où il resta trois années. Là, il trouva des emplois saisonniers notamment dans les vendanges. En parallèle, Ilyas suivit des cours de français organisés par la Cimade et par des bénévoles de la maison des associations. La langue qui avait guidé sa venue en France lui devenait de plus en plus familière. A Dijon, il fit aussi des rencontres étonnantes. Des marginaux, riches d’une liberté singulière lui redonnèrent goût à la musique. Ilyas acheta à l’un d’entre eux une guitare acoustique dont il ne se sépare plus aujourd’hui. Patiemment, il a appris à jouer à l’oreille. « La musique, ça se joue avec le cœur », dit-il avec cette discrétion qui traverse tous ses récits. Cet instrument lui permit de nouer des liens nouveaux. Il intégra un groupe de blues touareg avec lequel il fait toujours des concerts aujourd’hui. Ce sont les Tiyoukan (racines en touareg).

En 2020, il a appris que des proches de sa famille vivaient à Riom, une petite ville auvergnate. Il n’eut qu’un souhait : les rejoindre. Il quitta alors Dijon pour les retrouver. Il resta avec eux quelques mois. Il travailla dans l’agriculture à Saint Beauzire et prit ensuite un appartement à Clermont-Ferrand. Là, Ilyas travailla dans le nettoyage alternant plusieurs missions dans différentes entreprises : d’abord Job’missions, ensuite une entreprise à Gannat et aujourd’hui E.J.A.

Lorsqu’on lui demande s’il a des rêves, Ilyas répond d’une voix basse presque comme une confidence : « que le Mali retrouve la paix ». Mais il sait que le rêve ne se tient pas seulement dans un horizon lointain, surtout quand il confie : « je suis déjà un peu dans mon rêve » parce qu’il touche déjà du bout du doigt ce vers quoi il aspire : la tranquillité, la sécurité et la stabilité.